THEME DE L’ANNEE 2019/20 : VIVRE !

Que peut bien signifier de se questionner sur le fait de vivre ? Vivre n’est-il pas pour nous la condition de tout, et l’évidence du vivre peut-elle seulement être prise pour objet d’étude ? Les scientifiques, pas moins que les philosophes, échouent à définir la vie de façon univoque, forcés d’en circonscrire seulement les caractéristiques majeures, et sans pouvoir parvenir à une position commune objective et définitive. Si bien qu’on peut dire avec Bergson, dans L’Evolution créatrice, « L’intelligence est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie. »

Pourtant, s’il est une certitude concernant la vie, c’est qu’elle est toujours et pour tout être vivant vouée à la mort. Ainsi le grand biologiste et médecin Xavier Bichat pouvait écrire : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. » Et un peu plus tard, Claude Bernard, « La vie, c’est la mort. » Or le propre du vivant humain, c’est qu’il connaît cette condition propre qui est la sienne en tant que vivant, il se sait mortel, quoiqu’il cherche souvent à l’oublier. Vivre pour lui c’est, ou ce devrait être, avoir à mourir et, le sachant, vivre d’autant plus et d’autant mieux. Prendre conscience d’une précarité qui fait la valeur de la vie, et tenter d’appréhender le mystère de notre présence au monde et de la présence du monde à nous, ou plutôt de le vivre, ou encore d’en vivre.

A cet égard, on peut dire que celui qui ignore sa mort risque bien de passer à côté de sa vie. La perspective de la mort suscite en effet la quête d’un sens qu’elle menace en même temps qu’elle le rend indispensable pour vivre humainement. C’est pourquoi Camus lui-même, réputé philosophe de l’absurde, est un ardent chercheur de sens qui affirme que le propre de l’homme est qu’il ne se contente pas de sa vie mais qu’il lui faut, pour la vivre, une raison de vivre et que « ce qu’on appelle une raison de vivre, est en même temps une excellente raison de mourir »(1) lorsqu’elle est abolie ou bien quand on elle nous est ravie et qu’on en est privé. Tandis que l’animal se satisfait de sa vie, qui lui suffit bien.

Avoir à mourir est encore ce qui fait surgir la nécessité de choisir, à la croisée des chemins, celui que l’on va suivre, attendu qu’on ne pourra les parcourir tous. Vivre alors, c’est s’engager, mourir dès à présent à bien des possibles afin de s’offrir à ce qui ne peut être donné que pour autant que l’on s’y abandonne, avec cette confiance que la réalité et l’action mêmes apportent bien souvent ce qui manquait à leur projet. Pour vivre enfin, vivre à plein régime comme on respire à pleins poumons, donner sa plus haute mesure, contre la fascination narcissique d’Argan dans le Malade imaginaire, archétype de l’homme qui s’empêche de vivre, qui veut se faire plaindre et vit replié, en refusant le risque – comme la bien-pensance sanitaire d’une société hygiéniste nous y porte et risque même de nous y contraindre... Platonov aussi est tiraillé par ses indéterminations, son refus de choisir qui fait obstruction à sa vie. Car, qui parle de « vivre » veut dire vivre en grand, et à l’air libre, aussi vrai que, selon le mot de Benjamin Disraeli, « la vie est trop courte pour être petite ». Mais paradoxalement, et ce n’est pas le moindre des paradoxes de la vie, elle risque de se rétrécir comme la peau de chagrin de Balzac pour celui qui veut la retenir, ou multiplier les sensations éphémères, au prix de ce qui dure et qui devient sérieux. « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt il porte beaucoup de fruit. » (Jn 12, 24). L’Evangile parle souvent ainsi, contre la tentation d’enfouir son talent. « N’ayez pas peur ! ». C’est en ce sens encore que la mort fait, ou même doit faire, partie de la vie.

Ainsi la vie n’est pas seulement la vie, elle implique toujours plus, pour un être humain, que cet élan qui traverse tout être animé, « possédant en lui-même le principe de son mouvement » selon la définition qu’en propose Aristote. En effet, vivre pour nous c’est devenir ce que nous sommes, mieux, ce que nous avons à être ou choisissons d’être et donc, plus exactement, ce que nous ne sommes pas. De la sorte se déploie le mouvement d’une existence au sens littéral (ek-sistere) d’une sortie de ce qui se tient là, qui est d’abord donné, ex-stase qui caractérise le sujet de sa vie quand l’animal n’est que l’objet de cette dernière.


Chez Jean-Luc Marion : « Je » est toujours précédé par la vie, le donné de la vie et dans la vie, ce qui est donné à vivre, et dans lequel il se reçoit lui-même. Qui dit « je » reconnaît ou dois reconnaître – mais peut tout aussi bien méconnaître, ce qui n’ôte pas le fait – qu’il lui advient quelque chose, que quelque chose est donné. « L’adonné, c'est-à-dire celui qui s’éveille à lui-même quand il est éveillé par le premier rayon du soleil. Je me réveille alors parce que la lumière me réveille. Le propre du réveil, c’est que je ne suis pas là pour attendre ce qui va me réveiller avant de me réveiller. C'est-à-dire que je suis, je me reçois au moment où je reçois ce qui me vient d’ailleurs, et si tel n’était pas le cas, je serais mort. » (Entretien pour la télévision lituanienne). Vivre donc, et vivre pleinement, cela commence peut-être par consentir à se recevoir soi-même de la vie, à se reconnaître, non seulement sujet, toujours potentiellement fasciné par l’existence que « je » dessine, mais être personnel, c'est-à-dire relationnel, façonné par la vie qui le suscite…

(1) Première page du Mythe de Sisyphe